dimanche 28 décembre 2014

Dans nos Forêts

Je ne suis pas mort.
En fait, oui, mais non.
Le Guillaume qui tenait ce blogue n'existe plus, et c'est tant mieux.
Le blogue, l'internet, était une fuite vers l'avant.
La fuite a mené à un cul-de-sac, une crise. La crise m'a fait naitre, mais m'a dépossédée de ma compagne que je croyais avoir à mes côtés pour toujours.
J'apprends à marcher seul, sans avoir à me valoriser par le regard des autres.
J'y arrive. De plus en plus.


Je voudrais écrire, mais j'ai la tête ailleurs, les yeux voilés et le coeur lourd.

Aujourd'hui, une amie inestimable, femme d'un ami tout aussi important, m'a fait parvenir ce texte de David Desjardins que je relis aux quinze minutes depuis ce matin. « (...) la douleur de cette brûlure qui vous fait arpenter la ville comme un fantôme, et ce sentiment d’être soudainement un étranger, touriste dans sa propre vie, où même les amis, tiraillés, deviennent fuyants comme des étrangers »

Je vous souhaite à vous qui vous vous égarez ici comme dans un parking de centre d'achat fermé, une année 2015 lucide. Pleine de lumières. Et de courage.
Le courage d'affronter vos démons.


Dans nos forêts
27 décembre 2014 |David Desjardins
Les lumières multicolores à la devanture des boutiques, celles entortillées en rubans incandescents sur le fer forgé des balcons. Le sapin dans un coin du salon, attendant qu’on lui installe ses ornements le lendemain. La musique de Bing Crosby, la bande sonore de Charlie Brown, usées comme un vieux cardigan dont on refuserait de se départir, ses mailles évasées recelant mille souvenirs.

C’était juste avant Noël. À la Buvette Scott, les gars derrière le comptoir farfouillaient dans les piles de disques vinyle, s’essayant à tous les mariages, même abominables. Les Stones et Kurt Vile, d’accord. Mais Plume tout juste après ? Leur enthousiasme était beau à voir. De nouveaux proprios d’un resto de quartier tout neuf, juste assez bancal pour qu’on l’aime tout de suite.

On s’est assis au comptoir, un nouvel ami et moi, on a beaucoup parlé de vélo, de courses, d’entraînement : passion commune. On s’est un peu raconté nos vies, et puis je lui ai demandé, avec toute l’indélicatesse dont je suis capable : t’as pas de blonde, toi ?

Son regard s’est voilé. Pendant le reste de la soirée, il m’a raconté une passion dévorante partie en vrille, comme un avion qui perd une aile. Un bonheur qu’il n’imaginait pas, la douleur non plus.

Je n’ai rien trouvé d’intelligent à dire. Je lui ai parlé du temps, son ennemi d’aujourd’hui, son allié de demain. Des choses qu’on entend sans les écouter quand on a si mal.

Le lendemain matin, je me suis levé avant le soleil. La neige tombait doucement sur la rue noire, semée de déglaçant. À son contact, elle crépitait.

J’ai pris les journaux, les ai parcourus, puis j’ai lu quelques pages d’Un bonheur parfait, de James Salter. Ne vous fiez pas au titre ragnagna, dont on dirait qu’il est celui d’un roman de Marc Levy. Salter est un orfèvre de la vie ordinaire. Cette vie qui se dérobe sous nos yeux, les amours qui dérivent lentement. Il est un fabuleux styliste qui utilise la beauté du geste pour entrer dans la tête de ses personnages et imager ce qui les taraude. Ces pensées qui nous hantent, ces réalités dont les détails nous éludent.

À propos du couple au coeur de son roman, Salter écrit : « Leur vie est mystérieuse. Pareille à une forêt. De loin, elle semble posséder une unité, on peut l’embrasser du regard, la décrire, mais, de près, elle commence à se diviser en fragments d’ombre et de lumière, sa densité vous aveugle. […] Et toute cette texture solidaire est une illusion. En réalité, il existe deux sortes de vie : celle que les gens croient que vous menez, et l’autre. Et c’est l’autre qui pose des problèmes, et que nous désirons ardemment voir. »

Ce n’est pas par voyeurisme, ajouterais-je, autant que par simple besoin de ne pas être seul au milieu de l’opacité de sa propre forêt. De savoir que toutes les autres familles, tous les autres couples, tous les individus nagent en plein mystère. Et que, contrairement à ce que disait le poète, chaque homme est une île.

C’est un peu ce que me disait un autre ami, une semaine après le premier. On ne sait rien des autres, même pas ceux qui partagent notre existence.

Je connais celui-là depuis le tout début de l’adolescence. Son couple a duré la moitié de nos vies. Inutile d’entrer dans les détails, qui ne seraient qu’impudeur. Lisez le roman de Salter, qui, bien qu’écrit l’année où nous sommes nés, en raconte tous les détails. C’est sa détresse, ou enfin son désarroi, qui m’a touché. Comme chez mon autre ami. Leur impression à tous les deux d’avoir perdu pied, de chercher encore l’équilibre et d’avoir le sentiment qu’ils ne le retrouveront pas. Deux gars brillants, qui aiment la vie, emmurés dans la tristesse.

Et puis, il y avait leur regard. Cette manière de me dire que mon bonheur à moi m’interdit de comprendre leur malheur.

Ce n’est pas faux. Parce qu’on oublie la douleur de cette brûlure qui vous fait arpenter la ville comme un fantôme, et ce sentiment d’être soudainement un étranger, touriste dans sa propre vie, où même les amis, tiraillés, deviennent fuyants comme des étrangers.

Salter écrit : « La vie, c’est le temps qu’il fait, les repas. Des déjeuners sur une nappe à carreaux bleus où quelqu’un a renversé du sel. »

Tout est banal. Y compris la passion, la trahison. On a envie de s’en révolter, de brûler la nappe. De ne pas le croire.

C’est ce déni qui nous permet de nous envoler et provoque du coup cette terreur quand on nous coupe les ailes. Alors on s’écrase. On se relève péniblement. La vie reprend ses droits, comme la jungle, toujours aussi dense. On se guérit un peu en racontant sa chute. On en fait des récits pour les amis. Des romans. Des chansons. Autant de rappels de la précarité de ce qu’on aime, de la complexité des choses.

Autant de ponts que nous jetons entre nos îles de solitude.

Des lumières dans nos forêts.