Grogne

Y a des jours je l'ai pas pantoute.
La plupart du temps, mon gars l'a pas pantoute non plus ces journées là.
À moins que ce soit l'inverse?
J'ai tout raté et je ne comprends rien de rien, c'est à dire que j'élève un monstre et que je m'en rends compte seulement à l'occasion?
N'empêche, d'une façon ou d'une autre, y a des jours où ça ne me tente pas de jouer à la police, et c'est souvent pendant ces journées là que fiston décide que ça ne lui tente pas de m'écouter.
Parfois, dans ces moments, la petite voisine est en train de jouer avec.
Celle là même que d'autres ont surnommé "l'enfant du démon".
Tu lui dis non, elle te regarde dans les yeux et te chie un tas à terre.
Je suis pas assez proche des parents pour lui montrer à vivre, alors je le fais à mon petit aussitôt qu'il montre des signes de désobéissances comparables à ceux de la voisine que certains ont qualifié de "démonne".
Ça donne des journées complètement et totalement désagréables.
Mon numéro de singe méchant fini inévitablement par s'épuiser avec le résultat que fils m'écoute encore moins.
«Noooon, moi veux rester ici papaaaaa»
«Tu décideras de ce que tu fais quand t'auras des enfants, en attendant, on s'en va chez nous!!»
Ça devient foutrement moins drôle à gérer.
Et même si je sautais ma coche solide, si le problème initial, que les voisins d'en bas appellent "la chose qui ne devrait pas être", est toujours dans les parages, mon message ne passera qu'à moitié.
Parce qu'elle peut s'en sortir comme elle veut.
Il s'imagine que c'est possible pour lui aussi.

Il faut donc l'éloigner de l'odeur de souffre.

Je l'ai ainsi amené loin d'elle, faire une balade dans Centre-Sud, Douce y étant pour un contrat.
Drette sous le pont Jacques-Cartier.
Ça me mettra les jambes à l'épreuve, que je me disait.
«On va descendre quatre côtes fiston!»
«Pourquoiiiiiii?»
«Ben, euh, parce que l'ile de Montréal était recouverte à l'époque par la mer de Champlain, la succession des pentes est en fait une trace géologique que la mer a laissée en se retirant. Tu comprends?»
«Mouii. Où à lé mamaaaaan?»

On s'est rendu sans se faire frapper, ce qui n'est pas aussi simple que ça peut en voir l'air quand on se dirige en vélo vers les coins de rue Falardeau et De Lorimier.
Tout le monde voulait le voir, il est tout d'un coup redevenu le petit garçon gêné qui s'agrippe à ma jambe, plutôt que celui qui me sacre des coups de poings sur la gueule en jouant à Batman.
On lui a quand même offert une pléthore de bonbons ( "Y est tellement cuuute!"), rien pour me rassurer, mais je me doutais bien que la randonnée du retour le calmerait malgré tout ce sucre raffiné.

En revenant, au coin d'Ontario et Champlain, deux fillettes en t-shirt rose trop serrés pour leurs bédaines se chicane.
«Non crisse de folle! C'est mouéééééé qui passe en premier»
«Va chier! Côlisse de vache, pis rdonne moué mon petsi!»
«Tabarnac, mes deux folles de fatiquantes du côlisse vou zaut! Avancer, là, cibouère, voyez pos que vous bloquez le gars en bécik?»
C'est la mère, elle pousse une poussette. Le père suit, avec une poussette aussi.
Un bébé dans chaque poussette. Des jumeaux?
Les deux parents portent des t-shirt noirs datant d'une autre époque. Ils ont chacun une petite queue de cheval avec une calvitie.
Les deux fillettes n'avancent pas, la mère distribue les taloches en arrière de la tête.
Tout le monde traverse, les fillettes et la mère s'engueule, le père prend une gorgée de liqueur noire.
Ils disparaissent tous.
La lumière tombe verte, nous repartons.
En montant la côte à coté de l'hôpital Notre-Dame, j'ai bien eu l'impression d'entendre fils me dire Je t'aime fort papa.

Je pourrais pas être sûr.

Le tonnerre grondait au loin.