samedi 9 août 2008

Patates


Je ne sais pas pourquoi je pense à ça maintenant.
« Gâdème de gâdème, le souper est pas prêt pis y a pu de patates en haut, va m'en chercher en bas »
En bas.
Dans le caveau.
Je me suis longtemps demandé pourquoi elle m'envoyait toujours chercher ses patates, probablement parce que tous les autres avaient plus peur que moi.
Ou ils étaient simplement meilleurs pour dire non.

Des relents de moisissures, de bois qui sèche dans une cave humide et d'excréments refoulés par les égouts montaient au nez aussitôt qu'on passait le deuxième palier de l'escalier qui menait au sous-sol.
L'escalier lui-même était recouvert d'un tapis jaune à fleurs brunes usé, fatigué.
Les six premières marches avaient chacune leurs paires de bottes de travail usées elles aussi, à différents degrés. Chacune avait son petit tas de terre séchée respectif.
Arrivé en bas, tout de suite à droite se trouvait la pièce à débarras, véritable capharnaüm d'objets divers qui « serviraient un moment donné ».
On y trouvait entres autres des bottes de ski de fond de l'oncle untel, un fanal de tante chose et un lutrin.
Une odeur de boule à mites embaumait le débarras.
En évitant la pièce et en continuant tout droit on se cognait le nez sur une pile de feuilles d'isolant « pour mein kon fassent les rénovations ».
Derrière cette pile de feuilles de styrofoam 5/8 se trouvait une mystérieuse toilette qui, à ma connaissance, n'avait à peu près jamais servi.
Son cerne jaune trahissait pourtant son âge.
C'était « pour meink la cave soit finie pis que vous ayez vos chambres en bas ».
Il s'y trouvait aussi un petit bureau d'écolier qui ne trouva finalement jamais sa place dans une quelconque pièce qui ne vit jamais le jour.

Le caveau était à la gauche de la pile d'isolants.
La lumière ne se rendait pas jusqu'à sa porte et le courant n'avait jamais été installé là non plus.
Les rares fois où j'avais amené la grosse lampe de poche, à pile carrée, m'avaient permis d'observer que la pièce était prête à recevoir quantité de légumes et fruits divers.
On n'y trouvait pourtant qu'un sac de patates.
Sur le bord de la porte.
J'amenais son plat de crème glacée Choix-Unic que je devais remplir et lui ramener pour qu'elle puisse le laisser sous l'évier, à côté des produits d'entretien ménager.
Elle aurait ainsi ses patates pour les trois ou quatre prochains repas.
L'opération pouvait prendre 30 secondes ou plus dépendamment du niveau de patate dans le sac.
Plus le sac était vide, plus c’était long.
Agenouillé dans le noir, ma main fouillait dans le fond du sac, s'attendant à sortir un quelconque monstre mangeur d'enfant.
Je me retournais souvent, pour ne pas me faire prendre de dos par une créature qui aurait profité de mon inattention pour sortir du drain se trouvant près du poêle à bois et de la fournaise à l'huile.
Une fois le plat de plastique rempli, je me relevais vite, refermais la porte et quittait la cave rapidement sans demander mon reste, espérant que la fournaise ne décolle pas au moment où je la contournerais juste avant de monter l'escalier, ce qui voudrait assurément vouloir dire quelque chose.

Des patates le midi.
Des patates le soir.
Étrangement, je n'ai jamais mangé de patates les matins durant mon enfance.

Quand même, je ne sais pas pourquoi je pense à tout ça maintenant.
C'est surement l'odeur qui m'a plongé dans ce tourbillon de souvenir.
Ce mélange particulier entre la naphtalène et la marde.

Je suis au 11e étage.
L'étage des rédacteurs publicitaires.
Chaque soirée, c'est l'inconnu, je ne sais pas ce que je vais trouver dans les toilettes.
Que ce soit celles des hommes ou celles des femmes.

Je suis parti du 23e.
À chaque étage je passe un balai dans les toilettes, pour enlever les plus gros morceaux, et puis la moppe.
Je termine en vidant les poubelles.
Pour les toilettes des femmes je dois cogner avant d'entrer et laisser la porte ouverte en lui glissant un coin en caoutchouc en dessous. Au cas où une femme ferait des heures supplémentaires.
Ordinairement, c'est moins propre de ce bord-ci que du côté des hommes.
Les tampons, serviettes sanitaires et autres papiers hygiéniques se retrouvent plus souvent qu'autrement dans le rayon d'action de ma serpillère.

Sauf au 11e étage.
Ce soir, dans la toilette des hommes du onzième, quelqu'un a écrit son nom avec ses excréments.

Daniel.

Je prends mon Walkie.
« Simon à Madame Simard »
« À l'écoute »
« Ouan, on a un dégât au 11e »
« Encore?? Calvaire... Ok, René va t'amener le stock pour nettéyer »

Ça serait trop long pour moi de redescendre au troisième sous-sol aller chercher les gants, le masque et tout ce qu'il faut pour ce genre de travail.
René me les amène.
« Ben coudonc, ça fait trois fois en deux semaines? »
« Ouan... »
« Ça t'écoeure pas? »
« Boh, mon pére avait sa compagnie d'épandage de fumier quand j'étais jeune. Dla marde, ça reste dla marde. T'en rviens un moment donné. »
J'évite de parler du sous-sol familial, faudrait pas trop en rajouter, je n’aime pas ça tant que ça, ramasser les besoins des autres.
« Tant mieux pour toué, bonne chan' »

J'observe le travail à accomplir. Daniel a manqué de matériel un peu vers la fin, il aurait du se contenter de Dan, Ben, Luc ou simplement, Ed.
Tant qu'a écrire un nom avec sa crotte, autant en prendre un vraiment court, il y a moins de chances d'avoir de mauvaises surprises comme ça.

J'utilise la spatule habituellement utilisée pour faire décoller les gommes des planchers pour faire tomber le plus gros dans mon porte-poussière.
L'odeur n'est pas trop pire. Ça fait un moment que c'est sur le mur, c'est pas mal sec.
Il y a encore des hommes qui viennent à la toilette, ça travaille tard ces gens-là.
La plupart ne me regardent pas torcher le mur.
Certains ont des coups d'œil compatissant, me prenant en pitié.
« Rgôrd le pauv gars avec sa job de cul, pogné pour ramasser la marde des autres... »

Je nettoie le reste avec un chiffon et de l'eau de javel.
J'astique ensuite tous mes instruments à l'eau chaude javellisée et je reprends la tournée.
Ça aura pris trois minutes en tout.

Je passe ma moppe comme d'habitude en m'attardant machinalement sous les urinoirs et sous les séchoirs à mains puis je vide les poubelles.
Je jette un dernier coup d'œil pour vérifier que tout est correct.
Un homme entre au même moment que je m'apprête à sortir, il ne fait aucun effort pour m'éviter, son épaule frappe la mienne. Personne ne recule ni ne fléchit.

Je me dirige vers l'ascenseur avec mon chariot en me disant que quand même, ce n’est pas moi qui fais la pire job dans cette tour-là.



12 commentaires:

gaétan a dit…

hahah moi j'étais plus chanceux. Le 50 lbs de patates se trouvait dans la chambre de fournaise. Et moins il en restait dans le sac plus j'avais peur d'y enfoncer mon bras ou d'enfoncer mes doigts dans une patate pourrie :-)
C'est ben pour dire mais j'ai entendu la même chose concernant les toilettes des femmes du service administratif de la cie où j'ai travaillé.
Pour la marde sur les murs c'est une blague ? En tout cas si c'est vrai je sympathise mais ne peux m'empêcher de rire... :-)

Gomeux a dit…

Entre nettoyer dla marde et en écrire pour en vendre à TV, j'aime encore mieux la torcher, la marde.
Héhé.


Ah les patates molles de fin de sacs! Uuuh.

Miléna a dit…

Moi c'était aller chercher les cannes dans le cagibot en dessous de l'escalier de la cave qui me faisait peur. Le plancher était pas fini et c'était plein d'araignées.

Et j'ai fait le ménage dans une auberge de jeunesse pour dépanner à un moment donné. Les dortoirs des gars, c'était pas ben mieux que les toilettes des filles.

:0)

Mek a dit…

Cher Gom, quel texte réjouissant !

J'ai passé un an à recueillir le verre et le papier pour une usine de recyclage. J'entrais, je disais bonjour à la ptite-dame en tailleur parfumé, un petit vent tiède sortait de son petit fauteuil humide, elle regardait d'un air accablé mes habits de travail graisseux et tachés de bière et d'encre, puis cliquetait très vite sur ses talons vernis en direction du « réduit ». Je la suivais sans me presser, en souriant à tout le beau monde qui sortait sa tronche des cubicules. Je regardais chalouper le derrière plein de présomption de la petite dame, elle trouvait presque toujours une raison de se pencher, puis me reprochait silencieusement d'exister avec l'air de quelqu'un qui tolère le chat du voisin sur sa table de pique-nique. Ensuite, elle retournait à son bureau, j'arrimais les immenses barils sur le dolly et je commençais à descendre tout ça au camion qui ronronnait dans le parking sous-terrain. Deux barils par voyage. Ça forme la jeunesse.

Doparano a dit…

J'ai 37 ans et chaque fois que je dois aller dans le caveau à patate qui pourtant est dans un endroit moins lugubre que le tien je frissonne. La doigt dans la patate molle me fait peur, la sensation des longs germes en juin me dégoûte et l'odeur d'humidité me tombe légèrement sur le coeur. Pourtant je dois y aller plusieurs fois par semaine afin de bien nourrir mes petits vieux... mais je ne m'habitue pas.


Très bon texte! J'en veux encore

McDoodle a dit…

J'aime ça! Il m'inspire, ton texte.
J'sais pas quoi dire d'autre et de mon côté, je n'ai pas d'histoire de patates molles dans l'fond du sac.

Oh que oui, je serai patiente.

Tchau

Gomeux a dit…

Merci pour les bons mots, chers amis.
C'est Doodle qui à raison, soyez patient, si tous se passe comme le plan que j'ai dedans la tête, z'aurez là chose dans vos main d'ici la fin du présent siècle.
Tête même d'ici 2010.

Anonyme a dit…

:)

J'aime venir ici.

Gomeux a dit…

Content de l'apprendre, miss.

Mistral a dit…

Conclusion: si t'as pas un p'tit nom, t'es mieux d'être plein de marde ou de connaître la sténo.

Je rigole, mais le cas de cet invisible Daniel me fascine, et je vais sûrement t'emprunter un morceau de lui dans un futur écrit. Cette pulsion humaine, identitaire ou religieuse, de marquer son passage, des grottes de Lascaux aux chiottes du onzième étage en passant par les signatures pissées dans la neige, les initiales gravées sur les murs des cachots. les noms de femmes tatoués sur les biceps... Je sais vraiment pas ce qu'on est, de nobles et attendrissants ou pathétiques et sans espoir.

Gomeux a dit…

Kek part entre noble et pathétique j'imagine, Mister Mist, quoique, ton sans espoir me résonne longtemps dans les oreilles.

T'empruntes ce que tu veux quand tu veux, rien ne se perd, rien ne se crée!

Gomeux a dit…

Avec tout ça, j'espère que Daniel l'anonyme ne s'est pas senti visé!
Y a longtemps qu'on l'a vu ici!